Depuis 30 ans, les conditions de travail des journalistes indépendants ne cessent de se dégrader.
La concentration de la propriété de la presse n’a jamais été si poussée, l’information à la radio est une espèce en voie de disparition, la télé a vu nombre d’emplois permanents devenir des postes contractuels sans protection syndicale, les emplois de “cyberjournalistes” sont systématiquement précaires… Dans la presse écrite, les tarifs accordés aux journalistes indépendants stagnent depuis les années 1960. De plus, des entreprises de presse exigent, sous la contrainte, la signature de contrats de cession de droits d’auteur. Les étudiants en journalisme et tous ceux qui désirent faire leurs premiers pas dans le métier se posent donc une question aussi légitime qu’angoissante: comment tirer son épingle du jeu dans un secteur d’activité en crise?
Depuis les années 1990, environ 30% de la main-d’oeuvre québécoise est à statut précaire, c’est-à-dire qu’elle doit joindre les deux bouts avec un emploi atypique (à temps partiel ou temporaire) ou en bossant en travailleur autonome. Dans le monde des médias, la proportion des précaires est beaucoup plus élevée (malheureusement impossible à chiffrer, car nous ne disposons pas de statistiques sur ce sujet). N’importe qui peut observer que dans le secteur des magazines, par exemple, la majorité des journalistes sont des pigistes. Typiquement, un magazine possède un noyau dur de quatre employés: l’éditeur, le rédacteur en chef, le responsable ventes et la secrétaire. Les autres professionnels sont le plus souvent des pigistes, y compris pour l’infographie, les illustrations, la traduction, la révision, etc.
Les journalistes pigistes travaillent pour plusieurs éditeurs ou médias à la fois, mais certains sont dépendants d’un seul donneur d’ouvrage et subissent le statut de “faux” travailleur autonome, en marge des lois du travail. Un journaliste indépendant qui n’a qu’un seul client n’est pas un travailleur autonome, c’est un salarié déguisé.
Pour réduire leurs dépenses et augmenter leurs profits, des entreprises de presse traitent leur masse salariale, c’est-à-dire à leurs journalistes, comme une variable d’ajustement.
En réduisant au maximum le nombre de salariés à temps plein et permanents nécessaires au bon fonctionnement du média.
En recourant à l’emploi atypique, c’est-à-dire à temps partiel ou temporaire. En sous-traitant le plus possible de tâches à des journalistes indépendants, des pigistes.
Ces phénomènes ne tombent pas du ciel, ce sont des stratégies de gestion de la part des entreprises. Et c’est parfaitement légal! La Loi sur les normes du travail du Québec (LNT) stipule que la semaine légale de travail est de 40 heures; au-delà, les employés doivent être payés en temps supplémentaire. Le problème, c’est que la loi ne définit pas la durée de la journée normale de travail. L’employeur peut, légalement et sans préavis, modifier les horaires de travail de ses salariés, tant que la semaine normale de travail ne dépasse pas 40 heures.
De plus, la LNT n’oblige pas un employeur à justifier le recours…
- aux employés à temps partiel;
- aux employés embauchés à temps plein mais pour une période temporaire;
- au travail à domicile.
L’employeur peut donc embaucher un journaliste à temps partiel pour le payer moins cher et lui accorder moins d’avantages sociaux qu’un employé à temps plein qui fait le même boulot.
En vertu de la LNT, l’employeur a le droit de congédier sans justification un travailleur ayant cumulé moins de deux années de service. Autrement dit, la période de probation, pour déterminer si une recrue convient à un poste, est de deux ans!
Ainsi, les pigistes de la radio, de la télévision et du multimédia sont souvent “temporaires de façon permanente”, comme ils le disent eux-mêmes. Ces salariés à statut précaire sont embauchés pour une émission ou un projet, puis ils sont mis à pied et réembauchés plus tard. Cette alternance d’emplois temporaires et de périodes de chômage peut durer des années. Ces salariés précaires ne bénéficient pas des mêmes avantages sociaux (assurances, vacances payées, fonds de retraite, protections syndicales, etc.) que leurs collègues jouissant d’un emploi permanent.
L’astuce suprême et la plus payante à court terme, pour une entreprise de presse, est l’octroi de contrats à des journalistes indépendants (des travailleurs autonomes sur le plan fiscal). En effet, le travail autonome permet au donneur d’ouvrage de ne pas payer de charges sociales, qui correspondent à environ 35% de la rémunération globale des salariés, au second rang des coûts de main-d’oeuvre après les salaires. Un travailleur autonome, comme n’importe quel sous-traitant, n’est qu’une dépense, et l’employeur n’a aucune responsabilité envers lui sinon respecter le contrat d’affaires et payer sa facture. Et encore, des journalistes pigistes éprouvent parfois des difficultés à se faire payer.
Depuis les années 1980, de nombreuses entreprises fonctionnent avec un petit noyau dur de salariés permanents auxquels se greffent des salariés à statut précaire et des travailleurs autonomes. Les patrons qualifient cette stratégie de “flexibilité”. À court terme, effectivement, la “flexibilité” dégage des économies, mais il est impossible de planifier le développement d’une entreprise à long terme et atteindre une certaine qualité de produits et services en négligeant le seul actif d’une entreprise: la main-d’oeuvre! Surtout dans le domaine des services intangibles comme l’information.
Cette gestion à court terme ne permet pas non plus aux journalistes indépendants qui ont choisi ce statut de s’épanouir et de prospérer, car ils doivent constamment composer avec des donneurs d’ouvrages irresponsables qui ne songent qu’à économiser sur les coûts de main-d’oeuvre, contourner le droit du travail, se prémunir contre la syndicalisation et bénéficier en toute légalité des avantages du travail au noir.
Stagnation des tarifs
Les journalistes pigistes gagnent en moyenne un salaire trois fois moindre que leurs collègues salariés. Selon un sondage réalisé en 1992 par l’AJIQ, le Groupe de recherche sur les industries culturelles et l’information sociale (GRICIS) et le département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le revenu médian des journalistes indépendants était de seulement 18 000$ par an. La moitié d’entre eux gagnaient moins de 15 000$ par an.
Dix ans plus tard, un sondage mené par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a révélé des résultats plus réjouissants. Âgés de 38 ans en moyenne, les pigistes sondés ont dans la moitié des cas plus de 14 ans de scolarité, plus de 10 ans d’expérience en journalisme, et déclarent un revenu annuel moyen de 33 800$, en baisse de 5,32% depuis 11 ans. La moitié des répondants gagnent un revenu de moins de 30 000$ par année, indique le sondage. Ce qui est significatif, c’est que plus de la moitié (56%) des journalistes sondés se livrent à des activités professionnelles hors du journalisme (communications d’entreprises, traduction, révision, enseignement…); pour le tiers d’entre eux, ces activités hors journalisme leur procurent plus de 50% de leurs revenus totaux.
Normalement, dans un marché sain, un donneur d’ouvrage paie plus cher ses travailleurs autonomes pour un travail équivalent qui serait effectué par ses salariés, car un travailleur autonome est un professionnel qui offre ses services pour un mandat limité dans le temps et il doit assumer des dépenses que le salarié, lui, n’a pas à débourser. Or dans le monde du journalisme, c’est l’inverse! Et la rémunération n’a pas augmenté depuis les années 1960. Malgré les taux d’inflation des années 1970 et 1980, entre 5 et 10% en moyenne par année, le “tarif de l’industrie” (comme disent des éditeurs, sans rire) n’a pas bougé d’un cent. Par exemple, le tarif des magazines les plus généreux stagne à environ 100$ le feuillet (pour 1500 caractères d’imprimerie). Au Canada anglais et aux États-Unis, les journalistes indépendants arrivent pourtant à obtenir au moins 1$ du mot ou 250$ du feuillet.
Il faut souligner que les magazines et les journaux ont tendance, depuis plusieurs années, à raccourcir leurs textes, on ne voit plus souvent de dossiers de 20 ou 25 feuillets, mais des “dossiers” de 5-6 feuillets. La rémunération globale est donc à la baisse.
Les articles à la pige constituent une dépense marginale pour un éditeur. Dans un magazine, par exemple, la majorité des dépenses vont au loyer, salaires, impression et distribution. Ces dépenses sont difficilement compressibles. Pour maximiser ses profits, l’éditeur sans scrupules réduit le budget consacré à la pige.
Viol du droit d’auteur
La condition de journaliste indépendant, difficile depuis les années 1980, est devenu carrément déplorable à partir du milieu de la décennie 1990 lorsque le viol du droit d’auteur a pris des proportions épidémiques.
En quelques mots, le droit d’auteur et le journalisme indépendant se résument à ceci: au sens de la Loi canadienne sur le droit d’auteur(comme de la loi américaine d’ailleurs), un journaliste est un auteur. Lorsqu’il vend un article à la pièce, il cède du coup ses droits de première publication et seulement eux. Autrement dit, toute publication ou diffusion supplémentaire doit être rétribuée ou du moins renégociée.
Le droit d’auteur, conçu à la fois pour protéger les revenus de l’auteur et pour favoriser la circulation de ses créations, est très différent du droit commercial. On ne peut renoncer à son droit d’auteur que par écrit; en droit commercial, un accord verbal a autant de valeur qu’un accord écrit (même si un accord verbal est plus difficile à défendre en cas de litige).
La loi canadienne sur le droit d’auteur est très claire sur tous ces points. Ce qui est aussi clair, c’est que tout le monde semble oublier que ce droit existe pour les journalistes indépendants.
Dans les années 1990, avec la généralisation des technologies numériques, l’apparition de l’autoroute électronique et du CD-ROM, le problème des droits d’auteur a pris une nouvelle dimension. Rien de plus facile, désormais, que de prendre un article déjà paru et de le transférer sur un disque dur auquel n’importe qui peut avoir accès via Internet, ou sur un CD-ROM que l’on vendra à prix d’or. À compter de 1996, de nombreuses publications se sont approprié des contenus fournis par des journalistes indépendants pour les confier à des tiers ou pour les revendre au public sans demander la permission aux ayant droit, en violation de la Loi.
Par exemple, au cours de l’hiver 1998-99, le quotidien montréalais La Presse a imposé à ses collaborateurs un contrat exigeant l’abandon de tous leurs droits d’auteurs. Le 25 février 1999, tandis que La Presselançait son premier site Web, l’AJIQ a mis le quotidien en demeure d’abandonner ces contrats, sous peine de recours juridiques.
Le 22 avril 1999, l’AJIQ a expédié une autre mise en demeure aux principaux quotidiens et magazines du Québec, leur sommant de négocier les droits d’utilisation des articles des journalistes indépendants. Les publications visées étaient La Presse, Le Devoir, Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, Le Nouvelliste, Progrès Dimanche, les hebdomadaires Voir et Les Affaires ainsi que les magazines L’actualité,Affaires Plus, Commerce et PME.
La mise en demeure a aussi été envoyée à l’éditeur d’information électronique CEDROM-SNi, leader au Canada dans son créneau, qui archive quotidiennement des milliers d’articles de journaux et de magazines dans son site Web payant Eureka.cc ainsi que dans son CD-ROM Actualité-Québec. L’AJIQ avait répertorié près de 15 000 articles de pigistes vendus à CEDROM-SNi par les éditeurs, sans l’accord des ayant droit.
Le 21 juin 1999, constatant l’immobilisme des éditeurs, l’AJIQ a demandé à la Cour supérieure du Québec l’autorisation d’intenter un recours collectif contre les 13 publications mises en demeure et CEDROM-SNi. L’AJIQ a réclamé 30 millions$ (soit 2000$ pour chacun des 15 000 textes de pigistes dans les produits de CEDROM-SNi) et quelques centaines de milliers de dollars de dommages punitifs. (Voir lecommuniqué.)
Les éditeurs ont refusé de négocier avec l’AJIQ. Pire, la plupart d’entre eux ont soumis à leurs collaborateurs des “ententes” prévoyant la cession de tous leurs droits mondiaux et à vie, sans un sou de rémunération pour leurs articles reproduits sur divers supports. Il s’agissait d’une véritable campagne d’intimidation: les journalistes indépendants qui ont refusé de signer ces contrats ont carrément perdu leur gagne-pain. (L’AJIQ a révélé ces “ententes” au grand jour.)
En 2001, bonne nouvelle: le quotidien Le Devoir a engagé une négociation avec l’AJIQ. Une entente contractuelle reconnaissant les droits d’auteur et les droits moraux de ses collaborateurs indépendants a été annoncée le 16 novembre 2001. En contrepartie, l’AJIQ a demandé à la Cour supérieure de retirer Le Devoir de la poursuite intentée contre le quotidien dans le cadre de sa requête en recours collectif. (Voir lecommuniqué.)
Partout dans le monde occidental, des associations de journalistes indépendants ont obtenu gain de cause devant les tribunaux supérieurs qui ont jugé que l’émergence de nouveaux supports numériques n’autorise pas la violation du droit d’auteur. Malgré cela, les éditeurs québécois sont demeurés intraitables pendant toute la décennie 1990. Après l’éclatement de la bulle spéculative “.com”, en 2000, certains éditeurs ont cessé de harceler les pigistes pour s’approprier leurs droits d’auteur, mais plusieurs continuent de croire qu’un pigiste peut céder tous ses droits, sans compensation.
Concentration de la propriété de la presse
Face à ce triste constat, certains rétorquent: “Si les journalistes pigistes ne sont pas capables de se défendre et de survivre, ils n’ont qu’à se regrouper et à augmenter leurs tarifs. De toute façon, les meilleurs poursuivront leur carrière et les mauvais pigistes seront écartés du marché.” Attention, ce n’est pas si simple.
Le marché de la pige est profondément déséquilibré. Les règles de la concurrence, de l’équilibre de l’offre et de la demande, de la rareté, bref toutes les théories économiques classiques, ne s’y appliquent pas. On l’a vu plus haut avec la question des tarifs, l’inflation n’a aucun effet dans l’univers des pigistes.
Nous ne produirons pas ici un portrait détaillé de la concentration de la propriété de la presse francophone québécoise et de ses effets, un phénomène bien documenté. Rappelons seulement que les médias de masse québécois sont en majorité dominés par des duopoles (ou monopoles exercés par deux organisations).
Journaux quotidiens: Gesca, Quebecor.
Journaux hebdomadaires: Quebecor, Transcontinental.
Magazines: Éditions Transcontinental, TVA Publications (Quebecor), Rogers Media.
Imprimerie: Quebecor World, Imprimeries Transcontinental.
Distribution: Messageries Dynamiques (Quebecor), Distribution Transcontinental.
Télévision privée: TVA (Quebecor), TQS (Cogeco-Bell Globe Media).
Télévision publique: Radio-Canada, Télé-Québec.
Câblodistribution: Vidéotron (Quebecor), Cogeco.
Radio publique: Radio-Canada.
Radio privée: Astral Communications, Radio-Nord, Corus Entertainment.
Les acquisitions et fusions dans le monde des médias n’ont rien pour rassurer les journalistes indépendants en ce qui a trait à leur avenir. La première conséquence de cette concentration accrue de la propriété des médias est une augmentation du déséquilibre des forces entre les entreprises de presse et des journalistes isolés.
Il y a quelques années, un journaliste indépendant mécontent du traitement qu’il recevait de la part d’un client pouvait aller vendre ses services ailleurs ou faire republier un article dans un média concurrent. Aujourd’hui, il a tout intérêt à se taire pour éviter de figurer sur la liste noire d’une méga entreprise de presse. Grâce à la concentration, les médias jouissent désormais d’un pouvoir sans précédent.
La concentration des médias est directement liée à l’usurpation des droits d’auteur des journalistes indépendants, à la négation de leur droit de s’associer, à la baisse de la rémunération et des conditions de travail. Ajoutez à ce portrait les centaines de diplômés que forment annuellement les programmes collégiaux et universitaires en journalisme, des jeunes prêts à travailler quasi-bénévolement pour se constituer un portfolio et se “faire un nom”, et il n’est pas surprenant de constater que le marché du journalisme indépendant est saturé, paralysé et, à long terme, compromis.
Pour sortir de l’impasse, deux solutions: l’action collective et politique
L’AJIQ existe pour rassembler les journalistes indépendants et parler d’une seule voix. Notre demande de recours collectif de 1999 est l’un des seuls remparts qui empêche encore les éditeurs de faire main basse sur nos droits d’auteur.
Sur le plan des relations de travail, nos actions et stratégies sont paralysées par un obstacle majeur: nous n’avons pas l’assise juridique qui nous permettrait d’amorcer des négociations multipatronales. Notre affiliation à la Fédération nationale des communications (FNC-CSN) nous a permis d’obtenir des services syndicaux, mais pas de nous métamorphoser en un véritable syndicat.
Nous croyons que le terrain est mûr pour que le gouvernement du Québec favorise la représentation syndicale des journalistes indépendants en appliquant les recommandations concernant le travail autonome du rapport Les besoins de protection sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle (ou rapport Bernier, rendu public par le ministère du Travail du Québec au début du mois de février 2003). Autrement dit, de faire adopter une loi sur le travail autonome inspirée de la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma du Québec.
Reconnue par une loi, l’AJIQ serait prête à faire la preuve de son caractère représentatif. Elle pourrait demander à ses membres un mandat clair pour négocier avec les éditeurs un contrat-type, des protections sociales et juridiques, un fonds de formation professionnelle, etc., en invoquant la législation. À partir de ce moment, les donneurs d’ouvrages auraient l’obligation de négocier, il existerait enfin un rapport de forces dans la pratique du journalisme indépendant au Québec.
Et un jour, il faudra bien qu’un gouvernement (à Ottawa ou à Québec) cesse d’applaudir face à la concentration de la propriété de la presse. Si les gouvernements n’osent pas démanteler les empires médiatiques, pourquoi ne pas imposer à ces derniers un système de péréquation au bénéfice de la concurrence, c’est-à-dire qu’une part des profits des conglomérats finance un fonds pour appuyer le démarrage de nouveaux médias?
Mais en attendant le Grand Soir, il faut bien continuer à gagner sa croûte…
Toutes les enquêtes scientifiques sur les travailleurs autonomes démontrent que ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont les professionnels qui s’appuient sur plusieurs d’années d’expérience en tant que salariés; des travailleurs expérimentés jouissant d’une réputation, d’un réseau de contacts, d’économies, et qui peuvent négocier leurs contrats.
Généralement, les jeunes sans expérience et ceux qui sortent d’une longue période de chômage sont les plus précaires de tous les travailleurs autonomes, car ils sont coincés dans une trappe de la pauvreté. Au stade zéro du développement professionnel dans un marché saturé, ils ne parviendront à s’imposer qu’en proposant un service original.
L’intégration à un métier se déroule en entreprise, pas dans un sous-sol de banlieue! Un journaliste débutant a tout intérêt à se dénicher un stage ou un emploi, même bénévole ou dans un média peu prestigieux, pour bénéficier de l’encadrement de journalistes chevronnés et acquérir de l’expérience plus rapidement. Et un emploi, c’est aussi un milieu social, tous les contacts personnels pendant et après le travail, les discussions de cafétéria ou de couloirs… que l’on retrouve peu dans la pige.
Évidemment, le journalisme à la pige n’est pas interdit aux débutants, il demeure une bonne façon de se constituer un portfolio, d’expérimenter, de découvrir ce que l’on aime faire ou non. Mais rien ne remplace l’intégration en emploi, meilleur gage de développement professionnel.
Certains journalistes s’acharnent à travailler en toute indépendance, et avec raison. État pionnier du journalisme, la pige est un idéal de liberté, d’audace, de créativité et d’ouverture sur le monde.
Les journalistes indépendants sont parfois les seuls à couvrir de larges secteurs d’activité qui autrement sombreraient dans un trou noir médiatique. Le cas de l’environnement est particulièrement révélateur. Un exemple: Denise Proulx, membre de l’AJIQ, fut la seule pigiste non seulement du Québec mais du Canada entier à couvrir le Sommet mondial du développement durable à Johannesbourg en août 2002, qui était et demeure le plus gros rassemblement mondial de personnes préoccupées par l’environnement (60 000 participants). Au Sommet, il n’y avait que deux journalistes salariés du Québec: l’un du quotidien Le Devoir, le seul quotidien indépendant qui nous reste, et l’autre de la radio de Radio-Canada, notre seule radio publique (et la seule qui n’ait pas sombré dans l’information en mini-capsules de 30 secondes). En provenance du Canada anglais, il y avait aussi quelques journalistes de la CBC. Pendant et après le Sommet de la Terre, Denise Proulx a travaillé pour neuf médias différents. Et il y avait Le Devoir et Radio-Canada. Les autres médias québécois se sont bornés à copier-coller des dépêches d’agences de presse sur le Sommet. Pourtant, on ne comptait plus les sondages et diverses enquêtes qui soulignaient à quel point la population se préoccupe de la protection de l’environnement…
La pige, c’est le journalisme à l’état sauvage, libre et responsable, toujours obligé de carburer à l’originalité. Pensez par exemple à tous ces pigistes qui ont créé des médias sur Internet dès le milieu des années 1990, puis qui ont expérimenté le blogue dès la fin des années 1990, bien avant que les médias traditionnels apprivoisent la publication sur Internet. Et tous ces pigistes qui ont utilisé avant tout le monde les mini-caméras numériques pour réaliser des films documentaires à petit budget. Ou encore Lucie Pagé, qui a été correspondante à la pige pour Radio-Canada en Afrique du Sud, aussi réalisatrice, et qui prolonge dans la littérature son expérience du journalisme indépendant.
Les journalistes indépendants, lorsqu’ils prennent le temps et le risque financier de réaliser de longues recherches documentaires, d’aller sur le terrain, de fouiner partout, d’exploiter plusieurs facettes d’un même sujet pour plusieurs médias, se consacrent à la “quête d’intelligence”, pour reprendre la belle expression de Christiane Dupont et Pascal Lapointe (deux membres de l’AJIQ) dans leur récent ouvrage Les nouveaux journalistes: le guide. Entre précarité et indépendance(Presses de l’Université Laval). Une quête d’intelligence qui n’est pas un luxe, mais un besoin essentiel.